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LA MORT

Publié le par celinecrespo

LA MORT

Elle arrive quand on ne l'attend pas. Elle s'invite à coup de bulldozer dans le coeur. Une fois que celui-ci a volé en éclats, elle s'est installée. Tel un parasite, qui ne partira plus jamais. Et bientôt, elle est là, partout. On partage sa vie avec elle, car la vie en fait n'existe pas sans elle. Et elle vous toise de toute son absolution, elle vous nargue de sa fatalité et vous prend ceux que vous aimez. Plus vous avancez dans votre vie, plus elle sera là, et elle prendra.

J'avais entendu parler d'elle par des gens, et je l'avais déjà aperçue quand elle est venue chercher mes poissons, mes chiens, puis mes chats.

Mais je l'ai rencontrée pour la première fois quand elle a pris mon père. Elle était déjà venue tant de fois pour l'emmener en vain que je n'y ai pas cru. Et pourtant.

Pourtant, depuis vingt huit mois, il n'est plus là, mais elle oui. Sa sainteté nécrosante est devenue ma collocataire. A mon insu. Et elle a infecté et affecté tout ce qui m'entourait.

Il y a huit mois, elle a jugé opportun d'enlever ma grand mère paternelle alors que j'étais en vacances à l'étranger, pour me rappeler qu'elle était là, partout, où que j'aille, que je ne pouvais pas lui tourner le dos, l'ignorer ou la fuir.

Et hier, elle a pris celui que je considérais comme mon grand père. Pour me punir d'avoir essayé de vivre sans elle.

Cette journée d'hier était un cauchemar, dès le début, dont chaque petit désagrément était comme un signe, un indice du drame plus grave qui se déroulait et qui caractériserait désormais pour nous cette journée à jamais...

Peu après minuit, j'ai fait des cookies qui ont brûlé. C'était le premier maillon de la réaction en chaîne, le premier battement d'aile du papillon.

Ensuite, tout s'enchaîne successivement.

Panne de réveil le matin, dispute avec mon compagnon le midi, retard à un rendez-vous qui s'avère être une perte de temps totale dans l'après-midi, trajet long et fastidieux, oubli de clés, panne de métro, chaussure dans crotte de chien, etc...

Le genre de journée où on sait qu'on aurait du rester couchée.

Et quand on croit que l'on est à l'abri et qu'il ne nous arrivera rien dans notre canapé, le téléphone sonne.

Et elle est là, elle m'a retrouvée, même si j'ai déménagé. Elle m'observe avec un rictus machiavélique... Elle joue : dans sa faux qu'elle pivote de droite à gauche se reflète le soleil et ça m'aveugle. Elle se joue de moi, cette garce!

Il est temps. Il est temps que j'apprenne à vivre avec toi. Tu es une perverse ironique et ignoble, mais si je ne t'accepte pas, je ne vivrai pas vraiment. Si je ne reconnais pas ton existence dans la mienne, tu la gâcheras. Tu me la prendras de l'intérieur. Je serai une morte vivante...

Mais si je t'accepte, si je te fais une place, quelque part, dans un coin de cette vie déjà chaotique, si je choisis de reconnaître que tu rapproches les individus et d'en tirer parti, peux-tu alors seulement me promettre de ne pas me prendre les êtres qui comptent le plus à mes yeux...?

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A QUOI CA RIME?

Publié le par celinecrespo

A QUOI CA RIME?

Carrière rime avec recherche d'emploi

mais ne s'accorde pas avec succès

Le bonheur sonne plus loin que mes pas

et se métamorphose en métaphores osées

La fable des rêves s'énonce comme un mythe

mais sa paraphrase elliptique devient pathétique

La chute du merveilleux m'apostrophe

Et se crée une césure dans mes strophes

La dramatique catharsis explose et s'expose

en tragédie utopique ou utopie tragique

La cristallisation en rythme la prose

dont l'incipit a une connotation moins lyrique

Mais que la forme vous énonce le fond

Ma vie abîmée est mise içi en abyme

Déplacez votre focalisation des allitérations, répétitions, et autres énumérations

et derrière les figures apparaîtra ma figure intime

Dans ce distique, une ultime, infime, minime mais sublime

Chance d'y réfléchir et de vous dire: ... à quoi ça rime?

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LES UNIVERS PARALLELES

Publié le

LES UNIVERS PARALLELES

Lorsque l'été pointe son nez doré, certains d'entre nous aiment aller voir comment pousse l'herbe ailleurs. En d'autres termes, on part en vacances. Pour ceux qui traversent le pays en voiture, le trajet est alors une parenthèse dans leur vie. Ils rejoignent un monde en suspens, rythmé par les autoroutes, les stations services, et les kilomètres avalés.

J'en ai moi-même fait l'expérience cet été. Plus de quarante heures de trajet aller-retour.

J'ai goûté aux cafés en gobelets, brûlants et sans goût.... aux toilettes tous plus infâmes les uns que les autres (avec une mention toute spéciale pour le modèle tant redouté: "à la turque")... à l'éclairage artificiel permanent auquel on est exposés (néons, réverbères et autres pleins phares)...

Nous errons tous comme des zombies, clope au bec et valises aux yeux, comme des énormes bouches qui mangent la route et avancent ainsi jusqu'à destination.

S'ouvrent alors à nous des aires dont les paysages ne sont que camions, tables de pique-nique et parkings. Les stations service sont des magasins vous bombardant de malbouffe et de souvenirs, magazines, objets divers en quantité industrielle. Il y a des box avec déjeuners complets, des boissons énérgétiques, des morceaux de fruits pré-coupés en sachets, et tout ça emballé dans des packaging super sympa qui donnent envie sous des éclairages dignes de laboratoires étiquetés de prix minuscules non visibles...Tout est fait pour vous guider sans que vous fournissiez la moindre réflexion. Et que vous en soyez même content. On apprécie alors d'avoir fait des courses avant le voyage et de profiter de sandwichs maison au début du périple... Comme on aprécie d'avoir quelques coussins, un masque pour les yeux, et surtout de la distraction.

Le temps semble si long parfois sur la route. Il se tord et se distord comme un ressort, et on en perd totalement la notion.

On croise d'autres zombies comme nous, en transit, entre deux étapes. On interagit très peu avec eux. Ce sont ceux qu'on retrouve ensuite, après la pause essence-pipi-café, sur le champ de course... Entre automobilistes, les relations sont rarement paisibles. "Ce con m'a fait une queue de poisson! " sera plus régulièrement utilisé que "Regarde chérie, ce charmant jeune homme nous laisse passer!"... Les camions sont d 'immenses machines dangereuses et effrayantes... Surtout ceux qui s'approchent beaucoup de vous, ou roulent trop vite. Les motards, par contre, bénéficient d'une courtoisie assez surprenante (voir la plupart des voitures s'écarter pour laisser passer autre chose qu'une ambulance m'impressionne toujours!).

Malgré toute la tension accumulée pour parcourir le chemin du point maison au point vacances, l'arrivée à destination la dissipe totalement.

Le repos, le dépaysement, d'éventuelles retrouvailles avec famille ou amis vous retaperont assez pour survivre au retour...

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"Amour et Envie", poème de Céline Crespo.

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"Amour et Envie", poème de Céline Crespo.

Une musique divine me transporte…

Sa voix aussi douce qu’une mélodie

A passé toutes les portes.

Et enfin, mon âme à nu, j’explore l’infini.

A l’heure où tout a un prix,

Où l’argent peut tout posséder,

Que vaut cette vie ?

Et où est la vérité… ?

Ses yeux au loin m’emportent,

Au gré de toutes les envies.

Et ce que cette histoire m’apporte

Me rend chaque jour ebahie.

A quel moment l’on se trahit ?

Peut-on se surpasser ?

Et de soi quelle partie

Passe au-dessus du passé… ?

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"La femme brisée" texte court de Céline Crespo, pour dénoncer les violences faites aux femmes.

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"La femme brisée"                       texte court de Céline Crespo, pour dénoncer les violences faites aux femmes.

Il était là, devant moi, comme un mur d’horreur et de violence, me menaçant avec ses poings. Je me mis à penser à mon sang, bouillonnant dans mes veines, roulant, hurlant, voulant s’enfuir, parcourant tour à tour mes membres immobiles et impuissants.
Son regard me brulait, me transperçait, comme des milliers de lames acérées s’enfonçant simultanément dans mes tripes, mon ventre, mon cœur.
La peur m’envahit. Il sourit. Il jouit. Immonde salaud.
Il frappait si fort que je ne sentais plus les coups. Le sang envahissait mon visage et le sol. Ce sol si froid, sur lequel je me suis écroulée, croulant sous sa domination…
Un sol de salle de bains classique, un carrelage que j’aurais serré de près si souvent que son odeur se rappelle à moi comme un repère.
Le repère de la punition.
Je suis punie. J’ai fauté. J’ai regardé, j’ai ri, j’ai respiré, j’ai vécu.
Il me voulait pour lui, rien qu’à travers lui, comme une ombre, une poupée enfermée dans un coffre, parfaitement maquillée, parfaitement habillée, parfaitement parfaite.
Sa jolie petite chose, qui ne dit pas un mot, qui sourit, et fait tout ce qu’il veut.
Il n’y a pas de moi. Il n’y a jamais eu de moi…
Il a tué mon moi, mon intérieur, depuis bien longtemps.
Et ce soir, il m’achevait. Ses coups martelaient mon faible et fébrile petit corps pendant que dans ses yeux mourrait mon amour…
La douleur m’envahissait.
A l’intérieur de lui ne restait que haine, rage et folie quand en moi criait la peur et suppliait l’amour…
Ultime supplique. Ultime supplice.
Ce soir, sur ce sol de salle de bains, je suis morte entièrement.
Tous les deux jours, une femme comme moi meurt.
Elle meurt à cause de lui. Mais elle meurt à cause d’elle. Parce que par amour, elle s’est laissée faire. Et que, petit à petit, coup après coup, silence après silence, elle s’est laissée mourir.

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"VOLONTE", poème de Céline Crespo.

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"VOLONTE", poème de Céline Crespo.

Et si je trouvais ma foutue volonté?

Et si je pouvais poser un pied...

Peut-être que je poserai l'autre après...

Et peut-être que ce jour là je saurai.

Je saurai où est ma place.

Et je pourrai laisser ma trace.

Même si ce monde me déplaît profondément,

Il est mon unique chance d'accomplissement.

Ca fait maintenant trop longtemps,

Que j'ai arrêté le temps.

Mais la vie allant toujours de l'avant,

Me rattrape cruellement à présent...

Me voilà immobile et terrorisée ...

Mon destin, entre mes mains, prisonnier...

Mais quand trouverai-je ma foutue volonté?!

Quand pourrai-je entrevoir ma paix...?

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"LE NOUVEAU MONDE", nouvelle de Céline Crespo, proposée au concours "des mots sur la page" du Touquet Paris-plage

Publié le par Céline Crespo

"LE NOUVEAU MONDE", nouvelle de Céline Crespo, proposée au concours "des mots sur la page" du Touquet Paris-plage

Olga soupira d’ennui. Il n’était que dix heures à la dégoulinante…
Madame Stein avait installé il y a un mois cette nouvelle horloge, réplique de montre molle de Dali qu'on pouvait trouver à toutes les sauces à Figueres, en Catalogne, là où Madame Stein avait séjourné pour les dernières vacances.
En soi, l'objet était beau, mais dans le décor de cette galerie déserte, il semblait être un sinistre messager du temps, le rendant infini et lourd, et parfois, lorsqu'Olga y perdait le regard, elle croyait voir le mur dégouliner avec l'horloge, et s'imaginait soudain fondre avec tout ce qui l'entourait, coulant et ruisselant vers le sol, pour former un immense magma de vase insignifiante...

Elle se sentait parfois comme ça, sans but, sans pouvoir, et sa vie lui semblait terne, triste et dégoulinante, dépourvue de sens, mais dont la raison d'être était emprisonnée dans le temps, comme cette horloge.
Sa vie ne lui semblait être qu'un compte à rebours avant la mort.
Et c'est ce qu'elle voyait dans ces montres molles.
Elle se demandait si Dali y voyait ça, ou plus encore...

C'était dans ce genre de divagations de l'esprit qu'Olga se perdait régulièrement, pour ne pas dire de neuf heures à dix-huit heures tous les jours… Elle travaillait dans une galerie d'art cotée et appréciée de Lille, qui résistait depuis vingt ans, et Olga aimait son métier, mais ça ne la comblait pas. Ça faisait quinze ans et une semaine qu'elle travaillait là, et elle avait l'impression désagréable d'avoir largement fait le tour. Et malgré de nombreux clients, elle s'ennuyait fermement. Elle étouffait carrément, n'ayons pas peur des mots.

Il était donc dix heures à la dégoulinante, et le tic-tac lugubre de celle-ci rendait déjà Olga dangereusement neurasthénique. Elle fixait les tableaux de l’exposition du moment avec désespoir. Rien à voir avec les tableaux, qui étaient très beaux, mais toutes ces œuvres d’art qui passaient devant elle chaque jour depuis toujours lui rappelait qu’elle n’en avait jamais fait une seule, d’œuvre d’art… ou même d’œuvre tout court. Elle aimait l’art mais n’avait jamais pu, ou jamais su, ou jamais osé…
Elle regardait chaque œuvre avec l’œil de son métier, mais aussi avec son œil d’artiste ratée, désespérée, et chaque tableau lui rappelant son échec, sa désillusion est allée en grandissant avec les années… Aujourd’hui, après des milliers et des milliers de toiles, sa détresse la prenait à la gorge. Elle l’étranglait, l’étouffait, l’emplissait, l’inondait, et l’humiliait.
Elle se sentait hurler à l’intérieur d’elle mais sans pouvoir sortir un seul son de ses lèvres fines. Rien chez elle ne pouvait trahir son mal.
Elle était grande, assez mince, portait de longs cheveux brun foncé sur des tailleurs toujours très chics. Le visage doux, l’ensemble joli, la quarantaine épanouie, se disait-on à sa rencontre.
Elle souriait, restait toujours professionnelle, et ne transparaissait de sa souffrance que son regard lorsqu’elle était seule. Celui-ci était désabusé et on pouvait y voir sa fatigue de la vie et du monde dans lequel elle la vivait.
D’autant plus à travers de grands yeux bleus clair, rappelant la Russie glaciale et majestueuse de sa mère.

Elle savait qu’aujourd’hui ne ferait pas exception. Il faudrait une fois de plus, encore et toujours, faire semblant. Simuler la tranquillité, l’intérêt, le sérieux, et même faire preuve d’humour et de légèreté.
Mais elle sentait qu’elle n’en serait pas capable. Elle ne pouvait plus faire semblant une minute de plus. Elle ne pouvait pas s’enfoncer dans ce sol davantage. Le sommet du supportable était atteint.

Madame Stein était partie en Italie, cette fois, et ne revenait pas avant trois semaines. Elle partait souvent en vacances, sous des prétextes « professionnels » bien sûr ! Elle qui n’exposait pratiquement que des artistes locaux soutenait devoir aller dénicher les perles rares à travers le monde… Comme si un artiste prometteur allait lui éclater au visage au Club Med de Napitia !
Pendant ce temps-là, qui se tapait le sale boulot trois semaines sur quatre ? Pas vraiment du sale boulot, mais tout le boulot en tout cas ! Elle n’était pas gérante, n’en avait encore moins le salaire, et occupait pourtant ce poste la plupart du temps, sans avoir le choix et sans que personne ne trouve ça anormal.
Encore trois semaines comme ça, et ensuite madame Stein serait là une semaine pour prétendument faire son job, et elle repartirait pour deux à trois semaines, et rebelote ! Pendant encore des années et des années…

La fatalité irrémédiable d’une existence et sa vue peut vous horrifier, vous désespérer, et vous démoraliser à la fois. Entrevoir ses années à venir était une vision d’outre-tombe pour Olga…

Pas une seconde de plus elle ne resterait là, à subir ça. C’en était définitivement trop.
C’est moi qui ai besoin de vacances !, se dit-elle.
C’était surtout un besoin de partir, de réfléchir, et de découvrir autre chose qui s’emparait d’Olga.
Elle se mit à rêver de la mer qui s’étendait au loin, du vent dans ses cheveux, des odeurs salées et sablées qui se mêlaient, de marches dans l’horizon, et de musique…

Après tout… Personne à la galerie, Madame Stein en Italie, le propriétaire chez lui en Dordogne… Pourquoi pas ?
Pourquoi ne pas décider quelque chose ? Pour soi et rien d’autre. Pourquoi ne pas partir ?

De toute façon, Olga sentait qu’elle ne pourrait souffrir cette immense pièce blanche une seconde de plus. La dégoulinante et son tic-tac lancinément têtu et funestement tragique semblaient l’alerter, comme pour lui rappeler de prendre en main son destin parce que sa vie, unique, passait, continuait sans jamais s’interrompre, et sans l’attendre… Les jours, les minutes et les secondes s’écoulaient et que le temps était compté.

Elle prit son sac sur le comptoir, les clés sur la porte qu’elle verrouilla en sortant, et se mit à marcher tout droit.
Elle se dirigeait instinctivement vers la gare. Elle avait la mer en tête, et cette image devenait de plus en plus précise. Elle sentit que peu à peu se dessinaient les contours du Touquet dans son esprit. Le Touquet, bien sûr !

Les souvenirs d’enfance se mirent à surgir : les étés chez ses grands-parents, les ballades sur la plage avec sa meilleure amie, le char à voile et le golf avec son fils quand il était petit, les sorties dans le rue Saint-Jean avec ses copines à la vingtaine, le marché le samedi, les routes à vélo, les soirées poker au casino avec son père…
Elle aimait Le Touquet…
Mais elle n’y était pas revenue depuis dix ans. Son fils avait grandi, il avait maintenant vingt ans et vivait en Chine. Ses grands-parents étaient morts, et ses parents aussi, tués dans un accident de voiture il y a quelques années. Et Olga s’était enfermée dans le travail et le quotidien…
Elle se rendait compte à présent à quel point elle n’avait profité de rien (donc pas de la vie) et qu’elle n’existait plus. Qui était-elle à présent, hormis le fantôme d’elle-même… ?

Le Touquet serait parfait. Pour se remettre en question, pour se reposer, pour renaître.

Et comme Olga n’avait jamais eu ni le permis de conduire ni de voiture, elle prendrait le train. Elle appréciait beaucoup le train, voyager à près de 280 kilomètres à l’heure et pourtant ne rien faire, juste regarder défiler le paysage derrière la vitre… Elle trouvait ça fabuleux !
Quel était dans ce cas-là l’intérêt d’une voiture qui coûte cher d’abord pour avoir le droit, le « permis », de la conduire, pour pouvoir ensuite l’acheter, pour bien entendu l’entretenir et pour l’utiliser, et qui plus est pollue comme c’est pas permis, tue des gens par milliers de façon dramatique et sordide et devient de plus en plus laide plus le temps passe ! Oui, la voiture, à ses yeux, c’était une totale aberration!
De toute façon, les principes inhérents à la voiture semblaient s’appliquer à quasiment tout dans le monde d’aujourd’hui, et Olga avait le sentiment que tout s’écroulait petit à petit et que l’humanité courrait à sa perte, certes, mais surtout qu’elle y était allée tellement en courant qu’elle avait déjà les deux jambes enfoncées dedans bien profond !

Le monde ne tournait plus rond, et si il n’y avait malheureusement aucune échappatoire à cela, il y avait moyen d’en profiter encore un peu...
De toute façon, si le monde pouvait être sauvé, il faudrait d’abord se sauver soi-même, et se sauver les uns les autres.

Arrivée à la gare, elle vit sur le panneau d’affichage qu’un train partait pour Etaples dans un quart d’heure. Le timing était parfait ! Tout semblait soudain couler de source, sans à-coup, sans interruption. Une fois que la destination s’était imposée d’elle-même à Olga, le reste se mettait en place tout seul…

Elle avait cette curieuse impression qu’on a parfois lorsque l’on prend une décision qui change toute sa vie. Elle sentait que l’instant où elle s’était levée pour quitter la galerie était un moment clé et qu’il avait ouvert un nouveau chapitre de sa vie.

C’est ce genre de moment, d’acte, de décision qui commence une autre histoire, et, sans le savoir, on doit rater des centaines de ces moments.

Alors quand, une fois, on saisit cet instant, un délicieux frisson d’inconnu, de renouveau et d’extase vous parcourt l’échine. On se sent enfin maître de son destin, marionnettiste et non marionnette…

Dans le train puis le bus qui menait au Touquet, Olga avait l’impression d’avoir à nouveau vingt ans… Il n’y a qu’à vingt ans qu’on bouleverse sa vie pour partir, qu’on part sans savoir ce qui nous attend à l’arrivée et sans même s’en inquiéter… Il n’y a qu’à vingt ans qu’on part « à l’aventure »…
Et pourtant cette aventure ne lui faisait pas peur, elle ne lui semblait pas inconsciente. Bien au contraire, elle avait enfin la sensation que tout tournait rond, et que cette brutale décision était bien plus sensée que la vie de faux-semblants qu’elle avait menée jusqu’ici. Qu’était le raisonnable au fond ? Le normal ?

Aujourd’hui, pour elle, c’était la liberté. Elle guidait ses pas et sa raison, et elle valait tous les sacrifices et tous les abandons. De toute façon, qu’est-ce qu’elle abandonnait réellement ? Son fils était à l’autre bout du monde et vivait sa vie, ses parents étaient morts… Pas de compagnon… Et les ami(e)s ?
Avec le temps, les amies s’étaient enfermées dans leurs couples, dans leurs maisons de campagnes, avec leurs enfants et leurs responsabilités…
Au début, on fait perdurer l’illusion d’une vie sociale en vous invitant aux barbecues, aux anniversaires, et puis au fur et à mesure, on se voit une fois par an, pour cause de santé, de distance ou autre… et puis après quelques coups de fils se faisant de plus en plus rares, le lien qui nous unissait s’étire tellement qu’il finit par se briser (comme une vielle corde), en douceur, sans que l’un des deux ne s’en aperçoive vraiment.

Quant à sa meilleure amie, Sarah, elle aurait lutté contre tout ça si elle n’avait pas épousé un crétin fini (ou infini plutôt !) qui déteste Olga autant que cette dernière le déteste.
Elle avait essayé d’en faire abstraction au début, mais ce salaud avait vite installé sa femme dans une banlieue loin d’Olga, et lui avait fait une tripottée de marmots, de telle façon que la pauvre Sarah était débordée, crevée, et que lorsqu’elle avait enfin une minute à elle, elle était obligée de voir ses amis en présence de son mari si il voulait bien recevoir.
Olga était donc obligée de faire cinq heures de train pour juste une heure ou deux, puisque passer une nuit ou plus chez eux s’avérait impossible (en raison de leur dégout mutuel, également du fait qu’ils avaient tellement de gosses qu’ils n’avaient plus de chambre d’amis, et aussi du fait qu’Olga élevait seule son fils, qui était petit à l’époque et ne pouvait pas l’emmener partout…)… Elles pouvaient donc être ensemble deux petites heures avec cet abruti notoire de mari qui les regardait (surveillait plus exactement) converser. Cette perspective la découragea de plus en plus, jusqu’à ce que Sarah lâche prise elle-même… Comme si elle laissait tomber, à bout de force.

En repensant à ça, Olga était en colère. Il avait gagné, finalement !
Elle s’était effacée, en se disant que le plus important était que Sarah soit heureuse. Mais l’était-elle finalement …? Elle avait voulu cette vie de famille, d’harmonie, que toutes les femmes veulent à un moment de leur vie.
Mais maintenant ? Ses enfants devaient être ados, lui en faire voir de toutes les couleurs… Et ce mari avec qui il n’y avait aucun nuage au début… peut-être qu’au fil du temps, la rancœur qu’elle avait dû nourrir de le laisser l’éloigner de ses amis avait peut-être taché leur bonheur… Ou juste les ravages puissants du temps qui passe et des habitudes…
Enfin, pensa-t-elle, on ne peut plus revenir en arrière. Les choses sont ce qu’elles sont. Malheureusement, la vie de Sarah était déjà écrite et son destin déjà scellé.

Mais celui d’Olga ne l’était pas encore. La porte était grande ouverte à toutes les opportunités. Quelle merveilleuse chose que d’avoir encore à découvrir à quarante ans, que d’avoir le monde à ses pieds qui s’offre tout à vous…
Le paysage défilait sous ses yeux, les couleurs changeantes et variées étaient un ravissement sous les rayons du soleil éclatant.

Arrivée au Touquet, Olga voulut aller à la plage. Par un temps pareil, elle rêvait de se baigner… Elle alla rue Saint-Jean pour lorgner les maillots de bain, et les glaces italiennes. Ça faisait si longtemps…
Son grand-père l’emmenait toujours manger une glace ou une crêpe avant la plage. C’était un secret entre eux car sa grand-mère était très stricte avec l’hydrocution et interdisait de manger avant de se baigner. Ce petit gouter était d’autant plus savoureux qu’il avait le gout de l’interdit et du secret… Et elle s’en rappelait avec émotion.

Sur la digue, les petits chevaux bleus existaient encore… Elle se souvenait des chevauchées fantastiques qu’elle faisait petite sur le numéro neuf, qu’elle avait appelé Lucas, sans vraiment savoir pourquoi. Ce prénom était resté gravé quelque part en elle, puisqu’elle appela son fils ainsi…
Le manège aussi était encore là, et l’Aqualud, qui avait bien changé… En marchant vers la plage, elle aperçut dans le ciel des centaines de cerfs-volants, dansant dans le vent.
Elle resta un moment à les fixer, si légers, virevoltant plus près des nuages, ouvrant leurs couleurs majestueuses aux regards des humains, tirant les ficelles… Croyant contrôler un oiseau ou un papillon…
Elle était ces cerfs-volants… Tout le monde l’était. Croyant profiter un peu du vent et de la lumière, croyant voler et être libres, mais en étant toujours domptés par quelqu’un d’autre de plus puissant qui tirait les ficelles…

Elle passa l’après-midi sur la plage, se baignant de soleil et de mer, comme si elle se nettoyait de toutes ces années mornes et sans vie. L’iode la revitalisait. Son visage prenait de belles couleurs. Elle s’étalait nonchalamment sur le sable, s’offrant à l’astre ardent et éblouissant, jusqu’au vertige. Et lorsque la chaleur devenait insoutenable et qu’il lui semblait fondre encore, elle se levait et courait se plonger dans un bain de fraicheur. La mer était ce jour-là d’écume et de vagues hautes, ce qui lui donne parfois cette dimension mystique (comme le brouillard) dans laquelle on s’immerge et se plonge, dans laquelle on disparait entièrement…
Jouer avec les vagues la ranimait, s’élever de l’eau au ciel la remplissait de joie, elle était apaisée.

Lorsque les rayons du soleil se mirent à diminuer, elle émergea de sa rêverie bleue pour voir qu’elle avait déjà passé beaucoup de temps à la plage et dans l’eau. Il était probablement déjà sept heures passées… La plage s’était vidée, et ils n’étaient plus que quelques-uns à s’en aller ou à se promener.
Elle remonta vers la plage qui était bien plus loin que lorsqu’elle avait rejoint la mer. C’est la magie des marées… pouvoir marcher vers l’horizon de la mer ou de la terre sur un sol qui dessine une histoire. Les flaques (et bâches) restantes, reflétant les lumières, les nervures ondulées esquissées sur le sable, les chemins qui se forme. On se trouve soudain dans un clair-obscur, où les couleurs sont presque irréelles de beauté et de douceur.
Le coucher de soleil était composé d’un arc en ciel de pastel ce soir-là. Olga aimait tellement les ciels du nord… C’était comme assister à l’accouchement d’une peinture impressionniste chaque soir… Et elle l’avait oublié. Elle ne l’avait plus regardé depuis une éternité lui semblait-il…

Elle se dirigea vers une dune, elle grimpa au sommet et s’assit là, à l’orée du monde.
Elle contempla ce coucher de soleil ; c’était le plus beau qu’elle avait jamais vu. Les couleurs, les reflets de ces couleurs dans les milliers de petites flaques d’eau, la lumière que ces flaques renvoyaient, l’odeur de la mer, le vent doux, et le bruit des vagues qui caressent le sable. C’était une pure merveille.

Elle eut envie de continuer de marcher dans les dunes, en remontant perpendiculairement à la mer, pour réfléchir.
Perdue dans ses pensées, elle trainait nonchalamment ses pieds dans le sable et l’eau. La lumière diminuait à nouveau et se faisait plus douce, plus intime encore.
Lorsqu’Olga releva les yeux, elle remarqua l’immense triangle vitré de la thalassothérapie devant elle. Elle resta à le fixer. Il reflétait la mer et le coucher de soleil derrière, et elle au premier plan. Elle se regarda.
Ça devait faire des années qu’elle ne s’était pas REGARDEE. Vraiment. Quand elle passait devant un miroir, elle jetait un coup d’œil, comme toutes les femmes, et elle passait du temps le matin devant pour se rendre présentable. Mais le miroir a dans ces deux cas une fonction de vérification.
Jamais elle n’avait posé son regard brut sur elle-même, et ce soir, le faisant elle se sentait nue. Elle était là, sans artifice, lavée par la mer et le vent, et elle regardait la femme qu’elle était devenue. Physiquement, mais aussi ce qu’elle dégageait. Pour la première fois, elle se plut. Elle voyait dans ses yeux briller la lueur de la liberté enfin éprouvée, et ça la rendait irrésistible…

Soudain, Olga vit une autre lueur à travers la vitre. Une boule qui brillait derrière elle dans la mer. Mais ce n’était pas le soleil… La boule semblait tourner… Olga se retourna.
Ce n’était pas une hallucination, il y avait une sphère lumineuse à plusieurs centaines de mètres d’elle, au-dessus de la mer, qui tournait sur elle-même.
Elle regarda alentours… personne. Il ne restait plus qu’elle sur la plage. Même à travers la vitre de la thalasso, il n’y avait personne à l’intérieur.
Olga se dirigea vers la sphère. Mille questions et hypothèses se bousculaient dans sa tête… Qu’est- ce que ça pouvait être ? Une comète ? Des extra-terrestres ? Ou même une espèce marine inconnue ???

C’était intriguant…. Envoûtant… Elle marchait lentement jusqu’à cette ensorcelante lumière tournante, comme un somnambule allant droit au but, ou comme la belle au bois dormant attirée par la lumière verte et jaune qui l’attire jusqu’au fuseau qui la plongera dans un sommeil éternel.

Mais cette lumière-là était blanche. Et Olga n’avait pas peur. Elle l’ensorcelait, oui, mais de façon apaisante, rassurante. Elle avait la sensation et le sentiment que cette lumière menait plus à un réveil éternel qu’à un sommeil profond.

Elle avançait confiante. Elle avait à présent de l’eau jusqu’aux genoux. La lumière était à une centaine de mètres encore.
La plage était si tranquille, si calme, c’en était presque inquiétant car inhabituel… Le bruit des vagues était comme sourd. Elle entendait autre chose à présent. Quelque chose d’indescriptible… Comme un mouvement. Le mouvement circulaire de la sphère lumineuse… C’était un bruit incroyablement relaxant.
Elle était presque en paix. Comme ces gens qui vivent une expérience de mort imminente, elle allait vers la lumière, sans plus aucune question en tête. Juste un objectif : y aller. Peut-être la toucher…

Elle arriva à la hauteur de cette sphère. L’eau arrivait sous la poitrine d’Olga. La sphère flottait au-dessus de la surface de l’eau. De près, c’était comme un tourbillon de transparence et de lumière. Olga tendit le doigt. Elle toucha le centre de la sphère et sentit un frisson lui parcourir le corps. Elle était plus qu’intriguée à présent. Elle voulait aller plus loin. Elle tendit le bras dedans. Elle sentit son bras happé, tiré par une force indéfinie et illimitée. Elle ressentit la nécessité de plonger dans l’inconnu et l’infini, jusqu’à ne faire qu’un avec la sphère.
Elle entra son autre bras, puis sa tête, et ne résistant plus, elle se laissa emporter par le tourbillon. Son corps tout entier devint léger, comme si l’apesanteur n’était plus.
Elle volait dans un ouragan où tout se dissociait et se mélangeait, les couleurs, les lumières, les bruits, les sens, les émotions... Cela dura plusieurs secondes qui lui semblèrent infinies. Et elle se sentit retomber doucement, puis plus rapidement, vers le bas.

Brusquement, elle atterrit dans l’eau. La vitesse du tourbillon lui avait donné tant d’élan qu’elle descendit plusieurs dizaines de mètres. Elle toucha le fond de l’eau. Elle ne voyait rien, et manquait d’air. Elle s’accroupit au sol et poussa avec ses pieds pour se propulser à la surface. Lorsqu’elle eut remonté, elle sortit la tête de l’eau et inspira tout ce qu’elle pouvait.

Il lui semblait qu’un air nouveau lui emplissait les poumons. Elle regarda autour d’elle. Elle était dans la mer, il faisait nuit.
Comme elle n’avait pas pied, elle nagea jusqu’au bord. C’était désert. Quel était cet endroit ? Il semblait familier…
Elle sortit de l’eau et remonta la plage. Petit à petit, elle vit au loin un triangle de verre. Plus elle remontait, plus elle savait qu’elle connaissait cet endroit. Elle aperçut une digue au loin. On dirait… et le triangle ressemblait à… Comme ces lampadaires… C’était Le Touquet ! Et elle arrivait devant la thalasso…
Olga se sentait désemparée. Quelle confusion… Que lui était-il arrivé ? Avait-elle rêvé ? Elle pensait en sortant de l’eau que la sphère l’avait emporté ailleurs… Mais elle était au Touquet. Sur la même plage. Et ses affaires étaient toujours là, près de l’escalier.
Elle n’avait pas changé d’univers, de monde, encore moins d’endroit, et de période !
Elle s’en voulut à elle-même.
Tu es complètement folle, ma pauvre Olga !, pensa-t-elle. Tu es tellement désespérée que tu te mets à avoir des hallucinations !

Elle se rhabilla et remonta la digue. Le manège était allumé et des jeunes s’amusaient dedans. Les petits chevaux bleus étaient rangés en ligne. Non, rien n’avait changé.

Elle ressentit soudain une énorme faim. Cette hallucination l’avait quand même vidée de son énergie. C’était curieux comme sensation. Vraiment comme ôtée de toute force.

Il y avait ce café qu’Olga aimait beaucoup, pas un truc à la mode, un endroit un peu caché, tranquille, qui faisait les meilleures crêpes du coin. C’était à l’autre bout de la digue, près d’une dune.
Elle alla donc vers la dune, d’un pas rapide, car la faim l’assaillait de plus en plus. Elle leva les yeux de ses pieds, d’abord à gauche, pour regarder la mer, qui se dérobait au sable incessamment. Puis elle tourna la tête vers la droite. Elle remarqua de très jolies villas et les immeubles, d’habitude affreux, étaient sous cette lumière plutôt beaux et se mariaient étrangement avec le paysage.
Elle arriva au café. Il semblait ouvert. Elle poussa la porte. Ça n’avait pas changé ! Les beaux sièges rouges, le zinc du bar luisant, et le barman qui essuyait ses verres. Un bruit de fond attira son attention. Il y avait quelque chose de nouveau : une télévision. Il y passait une émission de cuisine. L’odeur de la crêpe chaude vint aux narines d’Olga. Elle s’assit à la même table que d’habitude, près de la fenêtre. Un serveur s’approcha pour prendre sa commande. Elle ne le connaissait pas.
Elle se souvenait d’une dame de la cinquantaine très aimable, avec qui elle parlait de tout et riait beaucoup. Une femme très intelligente mais qui n’avait pas eu de chance. Elle avait épousé un parasite qui avait vécu à ses crochets, lui avait dilapidé ses économies, et l’avait couverte de dettes. Au bout de dix ans et quatre enfants, et surtout plus d’argent, il la quitta pour une héritière de vingt-cinq ans, et cette femme - Nathalie si sa mémoire était bonne… - dut prendre plusieurs boulots à la fois pour rembourser ses dettes et faire vivre ses enfants.
Au bout de quelques années, elle quitta ses autres jobs pour devenir propriétaire associée du bar. Souvent, les enfants étaient là et jouaient derrière le bar. Olga était étonnée et même déçue de ne pas la voir. Le serveur la sortit de ses pensées.
« - bonsoir, qu’est-ce que je vous sers ?
- Euh… Excusez-moi, Nathalie n’est pas là ?
- Qui est Nathalie ?
- Une des propriétaires… Elle sert ici. Elle a quatre enfants…
- Excusez-moi, madame, je ne suis là que depuis trois jours, je ne connais que Madame Delange.
- Ah oui, c’est la propriétaire principale, je crois. Tanpis… Je prendrai une complète d’abord et ensuite… vous faites toujours cette crêpe au caramel de beurre salé de Saint-Malo ? c’est un régal…
- Oui, la bretonne !
- Alors j’en prendrai une après la complète, s’il vous plait.
- Que souhaitez-vous boire avec ça ?
- Heum… un cidre doux, s’il vous plait.
- Très bien. »

Après avoir très bien mangé, Olga leva les yeux vers l’écran de télévision en finissant son cidre. L’émission de cuisine était terminée. Le générique des informations du soir commençait.
Tiens, un nouveau générique…, se dit-elle. Plus de couleurs qu’avant (c’était juste bleu et blanc), plus de raffinement, plus de goût…
« Beaucoup plus agréable ce nouveau générique ! Peut-être que c’est une femme qui le fait maintenant ! », lâcha-t-elle, amusée.
Le barman la regarda d’un air étonné, et reprit sa vaisselle.
Le bureau du plateau de télévision aussi était différent. Il y avait une femme en robe jaune assise à ce bureau. Une belle femme. La cinquantaine, mais jeune. Avec un visage doux… Et une curieuse ressemblance avec… avec l’ancienne serveuse… Nathalie.
Olga s’étrangla et recracha un peu de cidre bruyamment.
C’était Nathalie !!! Mais on pouvait difficilement la reconnaître ! Elle paraissait dix ans de moins, avait le visage apaisé, une nouvelle coiffure, un corps avec vingt kilos de moins et les yeux pleins de bonheur et d’assurance… Elle était éblouissante ! Comme toute neuve ! Comme si toutes ces années atroces et ses quatre enfants n’avaient plus aucune prise sur elle !

Le serveur s’approcha :
« Tout va bien, madame ?
- Oui, pardon… C’est que… regardez… là… au journal du soir… la présentatrice… c’est la femme dont je vous parlais tout à l’heure… l’ancienne serveuse… Je n’arrive pas à croire qu’elle soit là !
- Pardon ? Nathalie Sarant ?! Non, vous devez confondre, madame… mademoiselle Sarant présente le JT depuis plus de quinze ans ! Je l’a-do-re ! Si elle avait travaillé ici, je le saurais !
… »
Olga se dit qu’elle avait rêvé… Ça ne devait pas être la même Nathalie. Elle lui ressemblait tellement…Elle ressemblait à celle qu’elle aurait pu devenir… La Nathalie accomplie, pleinement, et que personne n’aurait usé ou abusé… Olga lui souhaitait vraiment cette autre vie. Elle se demandait ce qu’elle était devenue.

Il se faisait tard mais Olga n’avait plus de notion du temps. La dégoulinante n’était plus là pour la rappeler à son triste sort.
Ce n’est que lorsque le serveur lui demanda si il fallait la ramener quelque part qu’elle se dit qu’il fallait peut-être songer à se loger pour la nuit. Elle se souvenait de l’emplacement de certains hôtels pas loin, et se dit qu’à cette période, il y aurait surement de la place.
« Non, merci, je vais chercher un hôtel à pied. Vous me donnez l’addition, s’il vous plait ?
Oui, tout de suite. »
Il disparut un moment derrière le bar et revint avec un carton vert à la main.
Il lui présenta avec un stylo.
Elle regarda de plus près le document.
Il y avait écrit « A troquer contre service » en gras tout en haut. En dessous était inscrit son repas, et tout en bas, deux espaces cadrés.
Dans le premier cadre à gauche, il y avait le tampon du bar et une signature.
Le cadre de droite était vide.

« - Qu’est-ce que c’est que ça ?, dit-elle.
votre addition, répondit-il avec un sourire. »
Olga fronçait les sourcils. Depuis quand on signait les additions ? Et c’était quoi cette inscription « A troquer contre service » ???
« - Excusez-moi, mais je ne comprends pas bien. C’est un nouveau procédé ? Si vous ne prenez pas la carte bleue, j’ai des espèces…
- Quoi ? De quoi vous parlez ?... Tenez, prenez mon stylo. »
Il débarrassa la table et s’éloigna.
Olga restait immobile, interloquée, le document vert à la main. Elle le retourna.
Il y avait quelque chose d’écrit au verso en tout petit :
Remplir le cadre de droite avec vos coordonnées, vos services et votre signature.

Qu’est-ce que c’est que ce truc ?!, se demanda-t-elle. Soit le commerce au Touquet a beaucoup changé, soit c’est moi qui n’ai pas les idées claires ! Il faut dire qu’après l’hallucination spectaculaire de tout à l’heure, c’est fort possible ! Si ça continue, je vais devoir voir d’urgence un médecin !
Olga avait l’impression de faire un rêve. Un de ces songes étranges où tout est pareil mais semble différent, et où quelques incohérences viennent se greffer par ci par là.
Si ça se trouve, je suis en train de rêver ! pensa-t-elle.
Peut-être que rien de tout cela n’est réel ! Je suis peut-être à la galerie, à Lille, je me suis endormie et je rêve de cette escapade !
Elle était perdue entre le réel et la fiction. Elle avait l’impression de ne pas pouvoir faire confiance à sa raison. La confusion installée, Olga se dit qu’après tout, dans un rêve on ne suit pas sa tête mais son cœur.
Et son cœur lui disait de continuer le rêve et de jouer le jeu.

Et même si ce n’était pas un rêve, mais qu’elle hallucinait, c’est qu’elle était quand même entrée dans une fiction plus réelle que la réalité. Et que sa raison était atteinte. Dans ce cas-là, on ne peut pas s’en empêcher, à moins de se soigner.
Mais Olga était déjà trop éprise de sa nouvelle liberté et de son aventure pour s’apeurer ou reculer. Si son cerveau était malade, elle ne se soignerait pas.

Elle se disait qu’il valait mieux mille fois voir la vie autrement, avec quelques visions extraordinairement insolites et singulières que de la passer dans une prison aseptisée, abrutie et vaseuse de médicaments et de décadence, à se résoudre à la déchéance.
Donc dans tous les cas, elle suivait son cœur et embrasait l’aventure, quelle qu’elle soit.

Elle prit le stylo en main et se mit à remplir le cadre vide. Elle nota son adresse, son téléphone, et signa. Il fallait encore mettre ses « services »…
Elle se posa la question. LA question. Celle qu’on se pose tous à un moment donné.
Que sais-je réellement faire ? Que puis-je offrir comme service ?

Quinze ans dans un travail pour se demander ça…
Quinze ans en galerie qui la laissaient avec quoi ? Elle savait vendre un tableau, accueillir des artistes, des clients, remplir des bons… Mais tout ça ne constituait pas un service ! On ne peut pas troquer ça ! C’est là qu’elle s’aperçut qu’elle avait gâché quinze ans de sa vie dans un travail qui ne lui apportait rien. Elle n’avait rien à échanger…

Néanmoins, elle avait grandi et évolué comme tout le monde dans une société capitaliste où l’échange de services et le troc n’avaient lieu d’être qu’entre amis, et encore. Elle avait un métier « bankable » et c’était tout. Ca ouvrait toutes les portes de sa société matérialiste mais ne valait rien au point de vue humain.
Elle chercha alors les choses qu’elle aimait faire avant. Elle aimait peindre, jeune, mais n’avait jamais été convaincue de son talent. Et comme ça ne l’aurait pas fait vivre, elle avait abandonné…
Après tout !, s’interrompit-t-elle dans le fil de ses pensées, ce n’est qu’un rêve ou une hallucination, alors cet homme ne me cherchera pas pour honorer ce troc ! Je peux bien mettre ce que je veux !

Elle inscrivit au-dessus de la case : peintre.
Elle ressentit soudain une immense satisfaction. Ce petit mot de sept lettres la rendait fière.
Elle voulait le porter haut, comme ses couleurs, comme un chapeau, comme un drapeau. Ce soir, elle avait le courage de l’endosser, de l’assumer, et de le revendiquer.

Elle se leva, prit ses affaires et lui apporta le document vert et le stylo. En le rangeant, il jeta un coup d’œil et s’écria :
« - Peintre ! Vous êtes peintre ! C’est la classe !!! Et c’est intéressant, je pourrai vous faire faire un tableau pour le bar !
- Pourquoi pas !
- Merci beaucoup, madame ! Bonne fin de soirée à vous ! lui dit-il, ravi.
- Merci à vous ! » répondit-elle en partant, le sourire jusqu’aux oreilles, étonnamment ravie de ne pas avoir payé son repas.

Ce repas avait à présent un goût encore meilleur.
Mais pas celui de l’interdit comme quand elle mangeait des glaces avec son grand-père…Plutôt le goût de la valeur.
Ce repas ne valait pas en argent, il valait maintenant un tableau. Un tableau pour le bar qu’elle aimait. C’était un grand honneur pour elle, réel ou pas.
Ça avait de la valeur pour elle, ce qui rendait son repas inestimable, et donc hors de prix. Et les choses qui n’ont pas de prix sont toujours les plus précieuses…

Olga flânait dans les rues. Elles semblaient différentes elles aussi. Plus fleuries, plus belles, plus unies, plus rassurantes aussi. Il n’y avait personne dehors, mais on apercevait les lumières allumées dans les maisons alentours. Même les maisons, n’avaient plus l’air de simples maisons, mais de vrais foyers.
Il y avait quelque chose dans le cidre !, se dit Olga. Je vois tout autrement ! Ou ça vient sûrement de moi… c’est drôle, depuis cette vision étonnante, cette sphère de lumière et de beauté, tout est comme transformé. Et moi aussi…
C’était comme un miracle, cette boule. Une épiphanie.

Tout en marchant, elle eut une idée. Le Westminster… Cet hôtel somptueux, à deux pas d’ici, avait toujours été l’une de ses convoitises. Tout le monde sait qu’il faut avoir les moyens pour y coucher, et elle n’avait que pris le thé là-bas… Mais elle rêvait de voir une chambre, et d’y dormir…

Et si le rêve continuait sur la même lancée, sur la même logique, peut-être que dans les hôtels aussi se pratiquait le troc… Et si c’était le cas, elle n’allait pas se restreindre à un hôtel basique deux étoiles si elle pouvait avoir le must, la crème de la crème, sans débourser un sou !

Quel autre moyen que les rêves pour réaliser ses rêves ?!? Et quel autre chemin que l’audace pour s’y rendre ?!?...

Elle se rendit donc jusqu’au Westminster Hôtel. A l’accueil, un homme très chic se tenait bien droit. Il y avait quelques personnes au bar. Du jazz résonnait et enrobait l’atmosphère d’une ambiance agréable.
«- Bonsoir, lança-t-elle à l’hôte d’accueil.
- Bonsoir madame, répondit-il poliment.
- Quel est votre système de paiement, s’il vous plait ?
- Excusez-moi, notre… quoi ? Pardon ?, répondit-il, incrédule.
- Je veux dire… Pratiquez-vous… le troc ?, lâcha-t-elle, à voix basse, presque honteuse de prononcer ces mots-là dans un tel endroit…
- Bien sûr ! Quelle question ! s’écria-t-il. Vous connaissez une autre façon, vous ? »
Il éclata de rire. Elle sourit, amusée et rassurée. Ça marchait ! Peu importe combien de temps et pourquoi, elle comptait bien en profiter !
« - Je voudrais une chambre, s’il vous plait, reprit-elle.
- Pour un court ou un long séjour ?
- Je ne sais pas… Disons long… j’espère…
- Très bien. Vous avez des doléances ?
- Non, mais peut-être des préférences…
- Je vous écoute.
- Avez-vous une chambre avec balcon ou terrasse ? Avec salle de bains aussi ?
- Oui, bien entendu. Toutes les chambres, en fait.
- Ah. Tant mieux ! Alors ça ira !
- Très bien. Nous allons remplir ce bon et je vous accompagne à votre chambre. »

Il sortit un document vert, identique à celui qu’elle avait rempli au bar. Cette fois-ci, elle savait comment faire, elle ne passerait pas pour une imbécile ! Surtout dans son propre rêve !
Elle remplit et signa le bon de façon très professionnelle. Comme si elle avait fait ça toute sa vie. Et le fait de réécrire peintre lui fit encore plus d’effet qu’avant. Elle y prenait gout…
Il rangea le bon, prit la clé et la conduisit vers sa chambre.
Lorsqu’il ouvrit les portes de ce qu’on pourrait plus nommer une suite qu’une chambre, Olga était bouche bée. C’était somptueux.
Des dorures aux rideaux de velours rouge, des fauteuils confortables au lit colossal, de la salle de bains immaculée aux tapis gigantesques, des toiles de maître prodigieuses aux placards spacieux… c’était tout simplement grandiose.
Le réceptionniste lui souhaita une bonne soirée et quitta la chambre.

Olga se dirigea tout de suite vers la salle de bains. Sa peau était encore couverte de sel et de sable. Elle rêvait d’un bon bain chaud. Quoi de meilleur qu’un bain moussant et fumant après une journée si fantastiquement inouïe ! Il y avait de beaux flacons de cristal autour de la baignoire. Elle en déboucha plusieurs et les porta à son nez. Elle devinait des arômes de vanille, de musc, de jasmin, de caramel et de fruits rouges…. Un délice. Elle en versa de chaque flacon dans l’eau qui coulait. Après s’être dévêtue, elle se plongea dans le bain.
Elle décompressait totalement, bien qu’elle ait déjà atterri. Cette journée terne et sans goût s’était transformée par sa seule volonté en aventure exquise…
Dans cette quête d’elle-même, de sa paix et de son bonheur, elle avait le sentiment de découvrir pas à pas ce qu’il restait de la beauté du monde.

En sortant du bain, elle se sécha d’une serviette douce et chaude, qui avait été pendue préalablement au sèche-serviette. Elle ouvrit un placard par curiosité, et à sa surprise, il y avait des vêtements dans le placard. Des robes, des jupes, des chemisiers, des sous-vêtements et même des maillots de bain et des serviettes de bain !
Elle ouvrit un autre placard et y découvrit des nuisettes, des pyjamas, des chapeaux, et des foulards. Elle était stupéfaite ! Elle savait cet hôtel chic et réputé mais n’avait pas imaginé ça !
Elle ouvrit le dernier placard, et fut littéralement impressionnée. Dans celui-là, il y avait des chaussures, des chaussures magnifiques, une bonne cinquantaine, tout type, tout style, et toute couleur, et surtout que de la qualité. Elle en prit une paire et la retourna. C’était sa taille !
Elle retourna au placard à vêtements et en essaya quelques-uns. Tout était à sa taille, même les sous-vêtements !
C’était réellement troublant. Et étourdissant à la fois. Ils ont tout prévu !, se dit-elle.
Il restait une belle commode d’époque qu’elle n’avait pas explorée…
Elle s’y jeta presque pour ouvrir les tiroirs. Là, devant elle, des centaines de bijoux y étaient rangés. De l’or, de l’argent, des diamants… Là c’était carrément ahurissant ! Quel merveilleux endroit !
Elle passa une nuisette en dentelle et se glissa sous les draps de soie du king size.
Elle s’endormit sereine et excitée à la fois. Elle était impatiente du lendemain, de vivre d’autres épopées follement ébouriffantes, d’autres aventures uniques et romanesques.

Au petit matin, Olga fit sa toilette avec allégresse. Elle choisit une robe, des bijoux, des chaussures, un maillot de bain, une serviette, et un chapeau.
Tiens, mon sac à main est trop petit pour la serviette, remarqua-t-elle. C’est dommage, il ne manque plus que des sacs et c’est le paradis de la femme !

Mais en sortant, elle remarqua une autre porte à côté des toilettes. Celle-là, elle ne l’avait pas ouverte. Erreur à réparer sur le champ !, pensa-t-elle.
Elle tourna la poignée dorée de celui-ci et s’aperçut avec délectation qu’il contenait des manteaux, des vestes, et justement des sacs. De toutes sortes. Elle prit une besace et quitta la chambre les mains libres et le cœur léger.

Elle se dirigea vers la plage. Etrangement, elle se sentait appelée. Comme si elle avait un rendez-vous. Elle le sentait et le savait. Au fond d’elle.
Elle devait retourner sur les lieux du crime. Là où tout avait basculé.

Là où elle avait quitté le monde qu’elle connaissait pour rencontrer le fantasque et l’invraisemblable.
Elle devait retourner à la lumière. A la source. A cette sphère de mystère…

Il était très tôt. Les rues étaient presque désertes. Elle croisait des femmes très élégantes, épanouies, des hommes gentils et serviables, et voyait plus clairement le Touquet sous cette aube délicieuse.
Elle ne reconnaissait presque rien tout en connaissant tout. C’était familier et inconnu à la fois. Rien n’avait changé vraiment mais tout était différent. Mieux assorti, mieux décoré, plus beau, plus naturel. Il y avait de belles fleurs partout qui constellaient la ville et lui donnaient un parfum irrésistible. L’architecture était plus pure, plus audacieuse, plus faite de formes que de lignes, plus sensible, plus harmonieuse, plus… féminine, en fait.
Elle avait l’impression parfois de voir dans les constructions et le paysage du Gaudi mêlé à du Tolkien, parsemé de touches romantiques, gothiques, et baroques.
Toutes les inspirations semblaient s’être rencontrées pour former un mariage sublime entre la ville et la nature… Un paysage idéal dont se dégageait de la grâce.

Sur la plage, quelques personnes se promenaient. C’était aussi ça, le charme des plages du nord… Pouvoir s’y promener, y faire du char à voile, du cheval, du vélo, des photos… Pouvoir côtoyer la poésie de tout près. C’était un trésor que partageaient tous les nordistes en secret.

La marée était basse. On voyait la mer au loin qui montait lentement, comme un gros édredon s’apprêtant à couvrir le monde.
Le soleil se levait. Mais il n’y avait plus de sphère.
Olga restait persuadée qu’il fallait y retourner quand même.
Elle descendit les marches de la digue pour rejoindre la plage.
Elle se dirigeait vers la thalasso quand elle aperçut une femme devant, qui attendait. Sa longue et bouclée chevelure rousse dansait dans le vent.
La dernière fois qu’Olga avait vu une crinière pareille, c’était celle de sa meilleure amie, Sarah…

Elle marcha lentement vers cette femme. Curieusement, cette femme semblait attendre quelqu’un au même endroit où Olga sentait devoir se rendre.
Elle arriva à sa hauteur. La femme se retourna pour lui sourire. Ce visage…
« Sarah ?!?, balbutia Olga.
- Oui, Olga… c’est moi ! », s’écria-t-elle avec joie.

Olga la prit dans ses bras. Elles s’étreignirent avec émotion quelques instants, puis Olga se recula pour la regarder.
Elle portait une robe bleue très jolie, des bijoux fins et un sourire à rendre heureux un dépressif.
« Mais qu’est-ce que tu fais là ?!, s’étonna Olga.
- Je t’attendais…
- Quoi ? … Comment tu savais que j’étais au Touquet ?
- C’est moi qui t’ai fait venir.
- …Comment ça ?
- Viens, marchons. Je vais t’expliquer… »
Sarah prit son amie par le bras pour aller longer les dunes, comme lorsqu’elles étaient jeunes.

« Hier, tu as du ressentir un besoin irrépressible de t’enfuir, de venir ici. Et le soir venu, tu as du apercevoir quelque chose au-dessus de d’eau là-bas…
- Mais oui ! J’ai vu une boule de lumière très étrange… indescriptible…
- Et tu as fusionné avec elle, n’est-ce-pas ?
- Oui ! J’ai cru que c’était une hallucination ! Comment tu sais tout cela ?
- C’est moi qui te l’ai envoyé. C’était un portail.
- … ?
- Comment te dire ça…Nous ne sommes pas dans le monde que tu connais.
- Oui, j’avoue que le Touquet a beaucoup changé, à ce que j’en ai expérimenté !
- Ce n’est pas que Le Touquet… C’est le monde entier.
- Quoi ???
- Je t’ai envoyé un portail pour un autre monde. Une espèce d’univers parallèle. Nous y sommes actuellement. Tu y es depuis que tu as pris la porte.
- …
- C’est la vérité. Je t’assure. Laisse-moi tout t’expliquer jusqu’au bout.
- D’accord…
- Je suis ici depuis trois ans. J’étais encore mariée. Mes enfants, qui ont maintenant tous les trois plus de vingt ans, étaient partis depuis longtemps. Mais j’étais comme prisonnière. De Laurent… Il a fait de moi l’épouse, la mère et la maitresse de maison dont il rêvait, et s’est détaché, au fur et à mesure… Il avait des aventures. Et notre vie était devenue une pièce qu’on répète chaque jour. Les tâches ménagères, le travail, les repas, le soir dans le lit. On ne se voyait plus. On ne s’aimait même plus. C’était devenu simplement l’habitude et le quotidien. Et l’amour était mort petit à petit pour ne laisser que de la courtoisie et de la tendresse. J’étais devenue un fantôme. L’ombre de moi-même… Je ne supportais plus rien… Je n’avais aucune issue. Et je pensais même parfois à me suicider pour en sortir. Et on m’a sauvée. Ma cousine, Olivia. Qui avait elle aussi été sauvée et amenée ici. Comme toi, j’ai tout quitté un matin, entrainée par un besoin irrépressible jusqu’ici, où le soir, Olivia a ouvert un passage sur la mer pour moi. Et j’ai attendu trois ans de pouvoir te faire ce cadeau, à mon tour. C’est une chose assez exceptionnelle, tu sais, et ça m’a pris du temps, du travail, et bien d’autres choses pour être autorisée à ouvrir une brèche et à faire venir quelqu’un. C’est dangereux et difficile. Mais je suis tellement heureuse d’y être arrivée et que tu sois là !!! Si tu savais !
- … Admettons que je te crois. Mais où sommes-nous ?
- Dans un monde meilleur. Crois-moi… Peut-être pas parfait, puisque la perfection n’existe pas, mais sur la bonne voie ! Regarde autour de toi ! Ce qui prime, ici, c’est la nature, la pureté, la beauté, la paix, et le bien universel. Tu as du t’apercevoir que l’argent n’existe pas. On troque tout contre service, ce qui fait que personne n’est dans le besoin, que chacun se sent utile puisqu’il offre un service, son savoir et son savoir-faire, à la communauté. Ce n’est plus le pouvoir ni l’argent qui dominent la planète et l’humanité. Ce qui est important, c’est la santé, l’amour, la famille, le respect, et la psychologie. Du coup, on comprend mieux un peu tout, on n’est plus esclave de la société, on prend soin de nous et de la Terre. C’est tout ce qu’on a toujours voulu, toi et moi !
C’est vrai que j’ai toujours rêvé d’un monde comme ça…
Les utopies sont parfois réalisables. Mais pas dans notre réalité. Nous étions malchanceuses de tomber là-dedans… Mais nous sommes aujourd’hui chanceuses car on nous offre une nouvelle chance !
- J’ai l’impression de rêver. Je ne sais pas si tout cela est réel, si tu es réelle…
- Oh si, rassure toi… Pince-toi si tu veux ! Tout cela est réel !
- Mais… nos enfants ! On ne peut pas les abandonner ! Nous sommes sur une autre planète, un autre monde, mais eux… !
- Je sais… Mais il faut que tu saches les règles… On ne peut pas repartir…
Mais on peut, si on fait tout ce qu’il faut, faire venir une personne… Une seule. J’ai utilisé mon droit avec toi… Peut-être que tu pourras amener Lucas dans quelques temps… Quant aux miens, malheureusement, ils resteront là-bas… En espérant que ça ne s’y gâte pas davantage…
- Et ça ne t’ennuie pas… ?
- Tu sais, Olga, tu vas peut-être me trouver anormale, voire égoïste, mais… j’ai passé les vingt dernières années à me dévouer entièrement à ma famille, jusqu’à me perdre et m’oublier complètement… alors aujourd’hui, maintenant que j’ai une seconde chance, je veux la consacrer à moi-même. A me redécouvrir, me connaître vraiment.
- Je comprends, dit Olga en souriant. »
Elle avait déjà l’impression de retrouver son amie, comme avant, comme au bon vieux temps… C’était incroyable… Aucune contrainte, aucune obligation, aucun nuage… Juste deux amies qui se retrouvaient et discutaient. Juste le partage.

« - Parle-moi encore de ce monde, reprit Olga, entourant de son bras les épaules de son amie.
- Je savais que ça te plairait ! Alors… Ah oui ! Ici, il n’y a pas de religion, juste un système de valeurs et de croyances universelles que tout le monde suit. Il reprend plusieurs principes du bouddhisme. Les gens sont libres de l’engagement, ils peuvent ne rien faire et simplement appliquer les principes, ou ils peuvent prier, enseigner et s’impliquer aussi loin qu’ils le souhaitent. Oh ! Autre chose que tu vas adorer ! Il n’y a pas de voitures ! Il n’y a pas de véhicules polluants. On voyage dans des tramways très beaux qui vont jusqu’à 500 km/h. Ils couvrent la Terre entière, et les mers. Par exemple, on peut en prendre un ici qui nous mènera à Merlimont en 5 minutes, à Lille en une demi-heure, à Rome en deux heures…
- Et pour aller à New-York ?
- Il met six heures ! On peut aller où l’on veut. Et c’est gratuit aussi !
- Comment ça marche ?
- Le tramway est financé par les conseils municipaux, régionaux et nationaux. Eux aussi utilisent le troc. Comme tout le monde ! Ils échangent des services d’écrivain public par exemple, ou ils font de la publicité aux entreprises de bâtiment contre les travaux. Ce système marche vraiment car tout le monde y trouve son compte ! Il n’y a pas de maire ni de président ; chaque ville, chaque pays a un conseil de trente personnes, de tous âges…
- Et de tous milieux j’imagine !
- Eh bien non, il n’y a plus de milieux sociaux ! Puisqu’il n’y a plus d’argent ! C’est difficile à intégrer comme idée, je sais ! Nous sommes tellement habitués ! mais c’est génial ! Plus de compétition, plus de hiérarchie, plus de classes sociales…
- C’est merveilleux…
- Donc, ce conseil, je te disais, est peuplé de jeunes autant que de vieux, qui votent, discutent et prennent ensemble toutes les décisions. Aucune idée qui ne colle à la doctrine n’est retenue.
Il n’y a pas de guerres non plus. Jamais.
- Jamais ?!?
- Jamais !
- C’est incroyable !!! …
Attends… De la psychologie, de la mode, de la bonne cuisine, du respect, de la nature, de l’art, du troc, une architecture féminine, aucune pollution, de la réelle démocratie, aucune guerre…
- Tu commences à comprendre…
- … C’est le monde de Vénus !!!
- C’est ça !
- Non ! Tu rigoles ! c’est le monde des femmes ?!? C’est elles qui dominent ici ? Comme quoi, les hommes au pouvoir du monde, c’est le désastre, et les femmes, c’est plutôt pas mal ! On en a la preuve !
- Je sais… On a toutes imaginé, rêvé, fantasmé un monde où la femme est le sexe fort… Mais comprends-moi, ce n’est pas un monde dominé par les femmes. Les femmes ne sont pas comme les hommes, elles savent faire pour le bien commun, et partager. Ici, c’est le monde où nous sommes égaux. Où les hommes et les femmes ont appris à se omprendre, et à vivre ensemble. Mais ça ne l’a pas toujours été…
Tu te demandes peut-être pourquoi ce monde n’est pas si différent du nôtre.
- Oui, c’est vrai…
- En fait, le nôtre et celui-ci étaient les mêmes, à une époque.
Mais en 1945, après la seconde guerre mondiale, les femmes en ont eu assez des guerres, des morts, des génocides (qu’ils soient de sexe ou de race), de la discrimination et de la différence, et se sont soulevées. C’est le point de rupture de nos deux mondes. Une femme, Nora Watson, les a guidées. Tu as peut-être vu une statue d’elle sur la digue… Une grande rébellion eut lieu, et elles ont pris le pouvoir. Elles ont décidé de rebâtir le monde qu’on connaissait, mais autrement, et en retenant les leçons que l’Histoire leur a apprise, pour une fois, autrement dit que les hommes pouvaient être dangereux, brutaux, et destructeurs, avec des égos hypertrophiés ; qu’ils pouvaient agresser et tuer sans scrupule, comme des bêtes ; et avaient parfois d'odieux comportements. Ils voyaient le monde comme un vaste plateau de jeu, et les humains comme des pions et se livraient depuis toujours des guerres de pouvoir, leurs intérêts n’étant pas tournés vers le respect des autres et un monde qui fonctionne, mais vers leur ascension personnelle, quitte à écraser plusieurs têtes et plusieurs pieds au passage.
Nora se figurait que les femmes avaient plus d’humanité, de gentillesse, d’altruisme et de sagesse. Celles qui donnaient la vie n’étaient plus bonnes qu’à ça mais aussi à veiller sur elle. C’était leur tour ! Au début, les hommes n’étaient pas favorables, tu t’en doutes, mais étant donné que les femmes sont deux fois plus qu’eux sur la planète, et qu’elles étaient cette fois toutes unies, ils ont du s’y faire ! Et ils étaient finalement satisfaits, même soulagés de ne pas avoir que des rôles importants ! Ils ont bien trop de testostérone pour prendre des décisions essentielles tout seuls! Les femmes n'ovulent qu'une fois par mois. Eux c'est toutes les vingt minutes : leur humeur change sans arrêt! Heureusement qu'ils n'avaient plus autant de responsabilités !
Leur côté compétiteur, leur machisme et leur éducation défectueuse disparurent donc au fil du temps pour laisser place à des hommes courtois, respectueux, libres, et heureux ! Et les femmes sont plus sures d’elles, mieux protégées et mises en valeur, moins écrasées, plus libres aussi, tout comme les hommes, d’être ce qu’elles veulent…
Et aujourd’hui, tout est ouvert aux deux sexes. Il n’y a ni dominant, ni dominé. Et tout le monde est heureux ! Vraiment heureux ! Tu sais, le réel bonheur… tellement inconnu que tu te demandes quel goût ça a vraiment…
Dans l’autre monde, nous étions tellement sous pression, tellement usés et abusés, que nous jouissions de vagues moments - parfois un moment sur un mois entier ! - de détente ou de plaisir, voire d’euphorie. Que nous croyions être du bonheur. Ici, j’ai appris ce qu’était le bonheur.
- Et … c’est quoi alors ?
- Un mélange de plénitude, de sérénité, de bien-être, de volupté et d’enchantement…
Le nirvana quoi !
Le vrai ! Et tout ce que je t’ai expliqué fait que les relations amoureuses sont complètement différentes aussi ! Plus de compétition mais de la compréhension et du respect mutuel, c’est déjà énorme ! Mais en plus, comme la psychologie est quelque chose de très sérieux et de très enseigné ici, les hommes ne sont plus du tout les mêmes ! On n’a plus besoin de s’occuper seule de la relation, de faire des efforts et des stratégies, ils savent autant que nous ce qu’il faut faire ; ils ne se reposent plus sur leurs lauriers ! Ils savent que rien n’est acquis et qu’il faut du travail, et comme dans ce monde la famille est capitale, plus personne ne place son couple en dernier mais le fait passer en premier !
Effectivement… C’est toute l’éducation amoureuse des hommes qui a été refaite ! Je suis autant impressionnée qu’abasourdie ! Ça doit être le paradis d’avoir un homme ici…
Tu n’as pas idée ! L’amour est tellement plus facile ! C’est magique !
- Ça, j’en ai rêvé ! Je crois que je vais me plaire ici… A vrai dire je m’y plais déjà !
- Je m’en doutais ! J’ai bien fait de t’amener !
- C’est le plus beau cadeau que tu m’aies jamais fait !
- Si on allait faire un tour maintenant que tu sais tout ?!
- Volontiers ! Où ça ?
- Choisis !
- Il y a un marché ce matin ?
- Oui, les marchés existent toujours ! Au troc, bien sûr !
- Qu’est-ce que tu troques, toi, d’ailleurs ?
- Mes talents de couturière, figure-toi ! Je suis styliste et créatrice de vêtements !
- C’est génial… !
- Oui, je sais enfin qui je suis, et j’arrive à en vivre…. en prenant un plaisir divin… Et toi ? Il faudrait penser à ton service à troquer ! D’ailleurs j’y pense depuis longtemps, et je sais ce que tu as à offrir…
- Ah oui ?
- Tu as oublié à qui tu parles !? Même après douze ans d’absence et de silence, je te connais toujours par cœur !
- On va voir ça ! Dis toujours !
- Eh bien, je crois que tu devrais être peintre !
- Vraiment ?!
- Oui ! Pourquoi ? Tu aurais tant changé ?
- Pas vraiment…. J’ai déjà rempli deux bons en tant que peintre ! »
Elles rirent de bon cœur.
« - Alors, reprit Sarah, un petit marché ?!
- Oui, ça me tente bien ! C’est celui du Touquet ou d’Etaples ?
- Que dirais-tu plutôt d’un marché plus grand, plus célèbre, plus… exotique ?
- Comme… ?
- Comme celui de Bangkok !
- Bangkok… en… Thaïlande ?
- Oui ! C’est à sept heures de tram ! Bien sûr, on fera des escales pour manger et flâner… en Italie si tu veux ! »
Olga ouvrit des yeux pétillants d’envie.
Sarah s’arrêta de marcher et regarda son amie profondément.
« Je suis vraiment heureuse qu’on se soit retrouvées. Et surtout ici… J’aurais tout donné pour ça… D’ailleurs, j’ai tout donné pour ça !
- Je suis tellement fière de toi. C’est comme si tu avais été la pire version de toi-même toutes ces années, et qu’à présent tu étais le meilleur de toi-même…
- J’ai toujours su réparer mes erreurs avec classe !, dit-elle, clignant de l’œil. »

Les deux amies s’éloignèrent sous un ciel plein de promesse.
Ce nouveau monde était à elles, étalé sous leurs pieds, prêt à être exploré…

La quête d’Olga était terminée. Elle avait trouvé la paix. SA paix. Et elle pouvait enfin profiter de la vie. Comme chaque être humain devrait pouvoir le faire…

Quelques heures plus tard, quelque part sur la planète, près d’une rivière, à l’ombre d’un saule, Sarah se tourna vers Olga, lui sourit et lui demanda :

« Alors, si tu pouvais, quitterais-tu le Nouveau Monde… ?
- Pour rien au monde… », répondit-elle, les yeux fermés.

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